samedi 31 août 2013

À la maison, l’étudiant suit les cours en vidéo, à l’école les enseignants surveillent les exercices

Une révolution pédagogique est en marche. Elle a pour nom un drôle de sigle : CLOM (pour cours en ligne ouverts et massifs). Le principe est simple : des enseignants postent la vidéo de leurs cours sur Internet. C'est gratuit et ouvert à tous. En classe, leurs étudiants ont droit de poser leurs questions ou de mettre en œuvre, via des exercices, ce qu'ils ont retenu de la leçon.

Ce phénomène, qui se répand à grande vitesse et modifie l'économie de ce gigantesque marché qu'est l'éducation, a désormais son gourou. Salman Khan, 37 ans, fondateur de la Khan Academy. De son bureau de la Silicon Valley, Khan poste ses vidéos (4 500 à ce jour, diffusées en 28 langues) qui sont visionnées par quelque 6 millions de personnes par mois ! En France, elles sont mises en ligne par Bibliothèques sans frontières, traduites bénévolement par deux polytechniciens, Elsa Sitruk et Julien Braun. La Khan Academy est à but non lucratif. Financée par un investisseur de la Silicon Valley à son lancement, elle a été soutenue à coup de (gros) chèques par Google et la Fondation Bill et Melinda Gates.

Version en français

Bibliothèque sans frontières, une ONG œuvrant pour l'accès au savoir, lancera le 4 septembre sur son site internet la version francophone de la plateforme Khan Academy, qui regroupera plus de 250 leçons vidéos de mathématiques.

En lançant la Khan Academy en français, Bibliothèques sans frontières (BSF) souhaite favoriser l'accès aux connaissances pour le plus grand nombre, des plus jeunes aux adultes, en France comme dans le reste du monde, a expliqué l'historien Patrick Weil et président de l'organisation.

L'ONG est en contact avec les institutions, les écoles pour expérimenter ce projet dans certaines classes, a-t-il précisé à La Croix.

Selon Jean-Manuel Bourgeois, éditeur et administrateur de BSF, « il devrait y avoir un effet viral important ». En France, où la gratuité de l'école est « un principe de base », le problème lié à « l'obligation pour les parents d'acheter des compléments scolaires disparaît » avec un système de vidéos gratuites en ligne, a-t-il estimé.

La version francophone de la Khan Academy, soutenue par la fondation Orange (France Télécom), comprendra des leçons et exercices de pré-algèbre, d'arithmétique ainsi que de géométrie destinés à un large public.

Les élèves de primaire et du début de secondaire pourront visionner les contenus de manière autonome ou encadrés par leurs professeurs. Le projet est aussi destiné aux adultes souhaitant une remise à niveau de leurs connaissances.

Les vidéos sont réalisées par de jeunes professeurs et chercheurs, avant d'être validées par un comité scientifique de professionnels du monde de l'éducation, de l'édition et du numérique.

L'ONG prévoit de mettre sur son site internet http://www.khanacademy.bibliosansfrontieres.org/ 800 vidéos de mathématiques d'ici à la fin de l'année 2013 et traduire l'intégralité du contenu de la plateforme américaine pour janvier 2014. Elle envisage également de diversifier les contenus vidéos en proposant des leçons de français.



Aguiche pour le lancement de la version en français

Khan, parmi les 100 personnes les plus influentes du monde

L'itinéraire de Salman Khan, qui publie le 4 septembre chez Lattès un livre, entre autobiographie et manifeste, L'Éducation réinventée, n'est pas banal : diplômé du MIT en maths, génie et informatique, il a enchaîné avec un MBA à Harvard. Le voilà à l'emploi d'un fonds spéculatif de Boston en train de fabriquer des centaines de millions de dollars en jonglant avec des équations. Mais le démon de l'éducation lui vient en donnant par téléphone, puis via des vidéos sur YouTube, des cours à ses cousins. En 2009, il renonce définitivement à son gros salaire pour lancer son école. Le principe même ne nécessite pas de gros investissements, si ce n'est une tablette graphique. Vous ne verrez jamais Salman Khan sur ses vidéos en ligne : juste ses schémas qui s'affichent comme sur une ardoise magique et rendent lumineuses, en moins de 10 minutes, les bases des mathématiques. Pas de vedettariat donc, ce qui n'a pas empêché Salman Khan d'être classé en 2012 parmi les 100 personnes les plus influentes du monde par Time Magazine.



Exposants ( Niveau 1), voix québécoise

Un tel succès n'est pas sans rencontrer des résistances. Pour l'édition du magazine Le Point, Sophie Coignard a rencontré Salman Khan. Elle a aussi interviewé des savants et des intellectuels très sceptiques concernant cette prétendue révolution. Denis Kambouchner, auteur de nombreux livres sur l'école, va encore plus loin : « L'ambition de Salman Khan est manifestement immense : il veut faire de la Khan Academy le Google, le Wikipédia ou le Facebook de l'éducation. Elle porte toutes les couleurs de l'humanisme. Mais ce système présuppose chez ses destinataires une grande volonté d'apprendre. Si cette volonté n'est pas là, que fait-on ? De plus, ce système est naturellement pensé en premier lieu pour les apprentissages scientifiques. Les humanités sont réduites ici à la portion congrue, et je frémis à l'idée que la philosophie, par exemple, soit enseignée ainsi. »

De fait, la Khan Academy propose surtout des cours de maths. Surtout, elle repose sur deux principes qui font grincer des dents nos professeurs. D'abord, l'idée qu'un cerveau ne peut soutenir l'attention que 15 minutes au maximum ; puis, l'idée d'une éducation « inversée » : celle où la leçon est reçue à la maison, et les devoirs, qui la mettent en pratique, faits en classe. Le maître n'est plus qu'un répétiteur. Son rôle n'est plus de délivrer le savoir, mais de s'assurer de son assimilation. Une révolution en effet. Difficile à ignorer, mais dont les conséquences n'ont pas fini de faire couler l'encre.



Exercice de simplification des exposants, voix québécoise


Prophète et grincements de dents

Alors que les CELOM (pour Cours en ligne ouverts et massif) fleurissent sur l’un des marchés les plus prometteurs, celui de l’éducation, Salman Khan devient le « prophète » des temps nouveaux, où les meilleurs cours seront disponibles pour tous, et plus seulement pour les meilleurs élèves.

Cette utopie, grimacent les sceptiques, passe par pertes et profits le rôle du « maître » : « Le professeur discute avec ses étudiants, revient sur ses propos, change de vitesse quand c’est nécessaire, répond aux questions, et surtout adapte son rythme en fonction des mille petits signes venus de son auditoire, souligne le philosophe Pascal Engel. Va-t-on, comme dans les comédie de situation ou les jeux télévisés, ajouter des rires préenregistrés ou des soupirs d’ennui pour reconstituer l’ambiance d’une salle de classe ? »

Pour Jean-Didier Vincent, neuropsychiatre et neurobiologiste, l'enseignement à distance est un miroir aux alouettes pour les neurones. Pour ce savant il existe des « neurones dits miroirs qui dupliquent (réfléchissent) par leur activation les gestes de la face et des mains de l’interlocuteur et permet
de comprendre ce que ressent cet autre. L’effet miroir s’étend au langage et à d’autres structures du cerveau, notamment celles qui gèrent les émotions. On conçoit le rôle que peut jouer ce partage du savoir et du plaisir entre le maître et l’élève dans la réussite d’un apprentissage. Le virtuel ne remplacera jamais la présence réelle d’un autre et des autres pour faire de l’enfant un adulte réussi. »

Salman Khan, lui, balaie ces arguments avec le sourire, convaincu qu’essayer sa méthode revient à l’adopter. Le rôle du maître est justement ce qui, selon lui, engendre la passivité, donc la démotivation. Il a inversé le système et il y tient. Il parle d’expérience, puisqu’il a enregistré lui-même plus de 3000 vidéos. Il est sûr de son fait. Et difficile, désormais, à ignorer. Y compris par les ministres de l’Éducation.

Classe inversée. Les exercices ne se font plus à la maison, mais en classe.
Ici, Khan dans une école de Palo Alto

Extraits du livre L'Éducation réinventée :
« Quand j’ai commencé à poster des leçons en vidéo sur YouTube, beaucoup d’élèves les ont utilisées en dehors des cours. Le plus surprenant, c’est que j’ai rapidement reçu des commentaires et des lettres d’enseignants. Certains dirigeaient leurs élèves vers ces vidéos comme complément d’informations. D’autres s’en servaient pour repenser complètement leurs séances.

Ces enseignants décidèrent donc de laisser tomber eux aussi les cours magistraux. Ils se mirent à employer le temps en classe à résoudre des problèmes traditionnellement effectués pendant les devoirs à la maison. Les élèves pouvaient alors regarder les vidéos chez eux. Cela régla deux problèmes à la fois.

Les élèves apprennent à des rythmes différents. L’attention faiblit au bout de quinze minutes. L’apprentissage actif crée des voies neuronales plus durables que l’apprentissage passif. Pourtant, le cours magistral, durant lequel la classe tout entière est censée absorber l’information au même moment pendant cinquante minutes ou une heure tout en restant immobile et silencieuse, demeure notre modèle d’enseignement dominant. Le résultat, c’est que la majorité des élèves décrochent ou s’ennuient, même avec le meilleur professeur.

Ensuite, ils rentrent chez eux et essaient de faire leurs devoirs, ce qui cause de nouveaux problèmes. En général, on demande aux jeunes de travailler seuls. S’ils ont une question, ils n’ont personne vers qui se tourner. La frustration (et le manque de sommeil, bien souvent) s’installe. Quand ils reviennent en classe, il y a de fortes chances que la nature exacte de leur difficulté ait été oubliée. Au cours de ce processus, ils ne reçoivent que peu d’appréciations leur indiquant s’ils ont oui ou non assimilé l’information. Jusqu’à l’évaluation, les enseignants eux-mêmes ignorent à quel point la notion a été comprise. Or, à ce stade, il est trop tard pour combler les lacunes qui se sont formées chez les élèves parce que la classe doit s’atteler à une nouvelle notion.

Dans ce modèle inversé utilisé par certains enseignants (cours théorique à la maison et « devoirs » en classe), les élèves avaient le professeur et leurs camarades sous la main. De cette façon, les difficultés ou les incompréhensions pouvaient être réglées dès qu’elles apparaissaient. Les professeurs, au lieu de donner un seul et même cours à tous, pouvaient aider les élèves individuellement. Ceux qui comprenaient plus rapidement pouvaient épauler leurs camarades plus faibles. Cela permettait également aux enseignants de créer un lien avec chaque élève et d’évaluer réellement leur compréhension. L’usage de la technologie avait, paradoxalement, rendu la salle de classe plus interactive et humaine.

Suivre les cours chez soi (ou dans le bus, au parc, ou encore en classe, entre deux exercices) se révélait également plus productif.

Ce type d’enseignement à la demande impliquait une attitude plus active et autonome. Les élèves choisissaient ce qu’ils regardaient et quand ils le regardaient. Ils pouvaient mettre sur pause et répéter la vidéo à l’envi. Ils assumaient la responsabilité de leur éducation.

Un élève pouvait réviser un concept de base sur lequel il n’osait pas demander d’éclaircissement au professeur devant ses camarades. Une fois la notion maîtrisée, il pouvait enchaîner sur une autre notion ou aller jouer dehors. Si les parents souhaitaient s’impliquer dans l’éducation de leur enfant, ils pouvaient le faire; les cours en vidéo leur étaient tout autant accessibles.

Quid des élèves qui ne faisaient pas leurs devoirs à la maison ? Est-ce qu’il n’allait pas être encore plus difficile de les forcer à regarder une vidéo tout seuls ? Après tout, rien ne pouvait attester qu’ils l’aient visionnée. Tout d’abord, je pense que la raison principale pour laquelle ce type d’élèves ne travaille pas, c’est la frustration. Ils ne comprennent pas ce dont on parle et personne n’est là pour le leur expliquer. Il y a des gens qui soutiennent cependant que certains élèves refuseront tout bonnement de travailler, par manque de motivation ou de temps. Même si c’est le cas, je trouve qu’il est moins grave de manquer la leçon que sa mise en application. La leçon, c’est un aromate; le vrai plat de résistance est constitué par les exercices auxquels les élèves participent, avec leur enseignant.


Des cours donnés de façon individuelle, au rythme de chacun; des exercices en classe. La notion de « classe inversée » était en place avant même l’existence de la Khan Academy et, de toute évidence, l’idée ne venait pas de moi. Néanmoins, nos vidéos semblent l’avoir popularisée. »


Reportage de la CBC (en anglais) sur l'ambitieuse idée de Salman Khan





L'Éducation réinventée

par Salman Khan
Aux éditions JC Lattès,
Publié à Paris,
En septembre 2013
311 pages
ISBN-13: 978-2709642897



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